À Tunis, dans la rue Sidi Abdallah Guech, subsiste une maison close qui attise tous les fantasmes. Cette activité date de la colonisation, mais ses origines sont bien plus anciennes.
En Tunisie, tout le monde connaît cette rue. Prononcer son nom en public suffit à attirer l’attention des inconnus. «Sidi Abdallah Guech»: trois mots qui claquent, rattachés dans l’imaginaire collectif à un univers de stupre, de secret et de fantasme. C’est une impasse, nichée dans la médina labyrinthique de Tunis, où la prostitution est autorisée depuis le protectorat français.
Cette activité est régie par un décret datant du 30 avril 1942 et supervisée par le ministère de l’Intérieur. En dehors de ce cadre légal, les travailleuses du sexe (TS) sont considérées comme clandestines et risquent jusqu’à deux ans de prison.
Système réglementariste
Sidi Abdallah Guech existe depuis le XIXe siècle. C’est certainement sa longévité qui explique sa place unique dans la culture populaire tunisienne. La prostitution y est exercée avant même l’instauration du protectorat. C’est ce qui ressort des recherches menées par un couple d’historien·nes tunisien·nes. Dalenda et Abdelhamid Larguèche. Ils se sont intéressés aux origines de la prostitution organisée dans leur pays. Dans leur livre Marginales en terre d’Islam, les deux spécialistes la font remonter au début de la période ottomane, au XVIe siècle. Les autorités tentent alors de réglementer ce secteur d’activité.
À partir de 1881, la France place la Tunisie sous sa tutelle. Dès le début du protectorat, les colonisateurs cherchent à imposer leur propre système réglementariste. La prostitution est autorisée, concentrée et contrôlée pour des raisons «sanitaires et fiscales», explique Christelle Taraud, spécialiste de l’histoire contemporaine du Maghreb et autrice de plusieurs ouvrages qui traitent de la prostitution. C’est la naissance des quartiers réservés dans la médina de Tunis. L’objectif est «d’empêcher les filles d’avoir tout contact avec “la société saine”. […] On reconnaît à la prostitution une utilité sociale, on maintient un espace de prostitution réglementée, mais on en fait un espace carcéral, une prison du sexe.»
Pour les autorités coloniales, il y a un autre enjeu idéologique: imposer une stricte ségrégation confessionnelle. «Elles voulaient éviter qu’une prostituée blanche ait des relations sexuelles avec un Tunisien musulman. Pour ne pas remettre en cause la suprématie blanche.» Ce sera peine perdue, car «ce qui est pensé sur le papier ne résiste pas à la réalité du marché du sexe». À partir de 1885, les Français imposent un nouveau cadre pour les quartiers réservés avec l’adoption d’une réglementation municipale sur l’hygiène et les lieux insalubres. C’est aujourd’hui encore par le biais de la santé que le contrôle de l’État tunisien est le plus visible.
Simple formalité
Kelthoum, 37 ans, a dû se soumettre à des examens médicaux, réunir plusieurs pièces justificatives et déposer l’ensemble du dossier à la police. Elle a été autorisée à exercer le travail du sexe en 2010. «L’administration m’a contactée quelques jours après pour me donner son accord. J’ai commencé dans une maison close. J’avais, selon les jours, trente ou vingt clients.»
Kelthoum entre dans toutes les cases définies par la circulaire du ministère de l’Intérieur de 1977, qui précise les conditions d’exercice de la prostitution légale. Les TS ne doivent pas avoir de maladie sexuellement transmissible. Elles doivent être en pleine possession de leurs facultés mentales. Mais pas seulement. Avoir 20 ans minimum et moins de 50, être célibataires. Devenir travailleuse du sexe s’apparente à une simple démarche administrative, accompagnée de sa paperasse. Une demande écrite, un certificat médical, une copie de la carte d’identité, quatre photos…
Le bureau des mœurs tient le registre où sont inscrites les filles de chaque quartier réservé. C’est lui qui est chargé de contrôler leur activité et de faire respecter le règlement. Pas d’absence, pas de manquement aux contrôles sanitaires, pas d’alcool, pas de drogue, pas de violences, sous peine d’être mutée dans une autre ville, voire définitivement rayée du registre. La police veille au grain et des agents en civils inspectent régulièrement les lieux. Un médecin est chargé d’examiner les TS deux fois par semaine.
Le docteur Abdelmajid Zahaf est l’un d’entre eux. À 75 ans, il continue d’officier à Sfax. «On a eu un seul cas de sida en 1992. Depuis, les filles font très attention. On a fait beaucoup de sensibilisation. Dans les maisons closes, on est arrivé à imposer l’utilisation du préservatif.» Il peut leur délivrer un arrêt de travail lors des menstruations. Des analyses ont lieu tous les deux mois pour vérifier qu’elles n’ont pas le virus du sida, ni toute autre maladie vénérienne. Si une femme contracte une IST, elle est suspendue le temps de la guérison.
Un système généralisé
Il y a encore quelques années, chacun des vingt-quatre gouvernorats tunisiens avait au moins un lieu officiel pour la prostitution. Monsieur Ayyad est un grossiste en tissus de la médina de Tunis. Il a plus de 80 ans et sa boutique est installée en face du «bordel» de Sidi Abdallah Guech, depuis les années 1950. Il replonge dans ses souvenirs: «Il y avait un endroit d’une qualité supérieure juste en face. Avec des Françaises, des Italiennes, des Espagnoles, des juives. Ça s’appelait le Sphinx.»
Il raconte une époque, au moment de l’indépendance, où presque chaque porte de la médina avait ses maisons closes.
Aujourd’hui, il reste deux quartiers réservés dans toute la Tunisie. À Sfax, deuxième ville du pays, et à Tunis. On y retrouve à chaque fois le même décor: une ruelle étroite, fermée par une porte en fer, où entrent et sortent des hommes seuls. Autour, un quartier à l’abandon avec ses maisons en ruines. Quelques commerces. Une épicerie et un café qui font leur chiffre d’affaires grâce aux pensionnaires des maisons closes. Jamais très rassurants, ces quartiers sont volontiers présentés par les habitant·es comme «malfamés».
À Tunis, on nous interpelle discrètement près de Sidi Abdallah Guech: «Faites attention, ici, il y a beaucoup de braquages.» Derrière la porte grande ouverte se profile l’impasse, 150 mètres de long et, en enfilade, une série de petites maisons. À l’entrée de l’une d’elles, robe noire fendue, cheveux blond platine, une femme fume une cigarette.
Ma petite entreprise
Cette femme n’est peut-être pas ce que l’on croit, car les «karti» font travailler beaucoup de personnes. Les TS sont une trentaine à Sfax, selon le docteur Zahaf. À Tunis, elles seraient entre soixante-dix et quatre-vingts. Parfois indépendantes, à leur compte; mais parfois aussi sous la protection et la direction d’une patronne qui paie la nourriture, l’entretien et le loyer de la maison close.
Les TS exercent quand elles le souhaitent, à condition de respecter les horaires d’ouverture, entre 8 heures du matin et 18 heures le soir. Le tarif de la passe peut varier. Dans les maisons closes, la patronne reçoit plus de la moitié du montant. Une poignée de dinars, quelques euros que le client débourse pour une prestation de cinq minutes. S’il veut rester plus longtemps, il doit s’acquitter d’un supplément. La caisse est gérée par une sous-maîtresse qui, à l’entrée, déleste le client de son argent en échange d’un jeton.
C’est une petite entreprise avec son organigramme, ses différents services, prostitution-gestion-entretien-services divers. On trouve des femmes de ménage, des livreurs qui vont chercher les cafés, les sandwichs à l’extérieur. Chaque maison fait vivre des dizaines de personnes et plusieurs familles.
Relative tolérance
Dans les rues qui longent Sidi Abdallah Guech, les commerçants cohabitent en toute quiétude avec ce quartier rouge à la tunisienne. Barbe en tablier, un vendeur de parfum affiche sa pratique assidue de l’islam. Quand on lui parle de Sidi Abdallah Guech, il affiche un grand sourire. Pas qu’il soit gêné, mais ça l’amuse qu’on s’adresse à lui pour évoquer ce sujet qu’il sait sulfureux. Il n’a rien contre ces femmes. «Dans la religion, il est interdit d’interdire. Si une personne veut être religieuse elle est libre de pratiquer, mais elle ne peut pas imposer ça aux autres. En plus, aujourd’hui chacun s’amuse à interpréter les textes sacrés à sa façon.»
Au lendemain de la révolution, les salafistes se sentent pousser des ailes. Des manifestant·es prennent la direction des maisons closes. Ce sont les habitant·es et l’armée qui s’interposent. Nous sommes en février 2011.
L’assaut est impressionnant. Les filles doivent quitter précipitamment les lieux. «Ils ont essayé de mettre le feu à la ruelle et à un employé», témoigne alors une pensionnaire interrogée par France 24. Quelques jours après la «conquête», comme les habitant·es surnomment cet événement, les travailleuses du sexe répondent par une manifestation, sur l’avenue Bourguiba, la plus célèbre artère de Tunis. Leur slogan est direct: «Pas de nikab, je suis libre de faire ce que je veux avec mon vagin!».
Les TS sortent de l’ombre. À Tunis et à Sfax elles résistent, mais partout ailleurs, les quartiers réservés ferment les uns après les autres, sous la pression des radicaux.
Changement d’époque
«C’est un système conçu pour enfermer les femmes. Mais dans la pratique, ce n’est pas ça du tout», assure Wahid Ferchichi. Il est le président de l’Association tunisienne de défense des libertés individuelles (Adli) et professeur de droit public à l’université de Carthage. Il milite en faveur de la dépénalisation de la prostitution. Certes, dans les quartiers réservés, les travailleuses du sexe doivent obtenir une autorisation du bureau des mœurs pour s’absenter, elles sont censées rester sur place la majorité du temps.
Elles dorment même dans les maisons où elles exercent, car «elles sont suspectées d’aller se prostituer ailleurs», détaille le docteur Zahaf. Mais «avant la révolution, on autorisait les filles qui avaient des enfants, par exemple, de les faire loger juste à côté et de passer éventuellement la nuit de temps en temps avec eux. On fermait les yeux pour leur assurer un minimum de liberté. Maintenant, ce n’est plus possible.»
À la chute de Ben Ali, l’application des règles qui régissent ces lieux de prostitution légaux est devenue beaucoup plus stricte. Le vendredi a été imposé comme jour de repos hebdomadaire pour ne pas perturber la prière la plus observée par les musulmans. Autrefois, le quartier réservé restait ouvert, presque jour et nuit, sept jours sur sept. Le soir, désormais, il ferme. Les clients tête en l’air trouvent porte close. Cette porte, c’est aussi nouveau, du moins à Tunis.
Au fil du temps, la rue Sidi Abdallah Guech est devenue une impasse, puis un espace clos, qui protège les TS et les exclut de la société tout à la fois. «Ce qu’il se passe en Tunisie, c’est une radicalisation du réglementarisme en attendant le prohibitionnisme, décrypte l’historienne Christelle Taraud. Avant d’interdire complètement cette activité, on enferme les travailleuses du sexe comme si elles étaient des criminelles.»
La sociologue tunisienne Faten Msakni a fait sa thèse sur la prostitution clandestine. Dans un chapitre, elle établit une comparaison avec le système légal nettement plus stigmatisant. «Certaines femmes préfèrent la liberté qu’offre la clandestinité. Marcher dans la ville sans que les gens ne sachent ce qu’elles sont. Ce n’est jamais le cas des TS des quartiers réservés.» Elle fait aussi état de discriminations dans l’accès aux soins. «Depuis que le docteur Zahaf a quitté l’hôpital où il était chef du service de dermatologie, des travailleuses légales se sont vu refuser une prise en charge. Tenez, là-bas, on les surnomme les filles du docteur Zahaf…»
La prostitution est organisée par l’État, mais, dans le même temps, rejetée par une partie de ses fonctionnaires. En Tunisie, la sexualité est un sujet tabou; tout ce qui concerne ce sujet pose problème.
Slate.fr