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RAPPORT : Doumbouya a déçu la Guinée

Moins d’un an après avoir fait passer de force son très contesté troisième mandat, le président Alpha Condé a été destitué par des militaires le 5 septembre 2021. Parlant au nom d’un Comité National de Rassemblement pour le Développement (CNRD), le nouvel homme fort Mamadi Doumbouya a dénoncé la gabegie, la pauvreté, la corruption et l’instrumentalisation des institutions républicaines. Il a annoncé dans la foulée la suspension de la constitution et la dissolution du gouvernement et de l’ensemble des institutions, à part la cour suprême devant laquelle il a prêté serment quelques semaines plus tard.

Ce putsch n’a duré que quelques heures : la lassitude était telle face à la dérive autocratique d’Alpha Condé et le sous-développement croissant du pays, qu’à part les éléments de la garde présidentielle, personne n’était prêt à mourir pour lui. Il a quitté la Guinée sous prétexte de soins médicaux après avoir passé quelques mois en détention puis en résidence surveillée. Si le putsch a été condamné par l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), etc., en Guinée il a suscité sur le moment l’adhésion passive de la population, de la société civile et des partis politiques d’opposition. Bien que s’inscrivant dans une dynamique régionale2, le coup d’Etat qui a porté au pouvoir le colonel Doumbouya le 5 septembre 2021 et a ouvert une nouvelle transition politique en Guinée se situe dans un contexte sécuritaire et politique fort différent de celui de ses voisins. En effet, contrairement au Mali et au Burkina Faso, la Guinée est en paix. Elle ne connaît pas de guerre civile, ni de lutte armée contre des groupes extrémistes.

A l’inverse de ce qui s’est passé au Mali en 2020 et au Burkina Faso en 2022, le coup d’Etat du 5 septembre 2021 ne sanctionnait donc pas la défaite des autorités face à l’insécurité et à la rébellion et ne rompait pas un partenariat privilégié avec la France, qui n’a jamais existé en raison de la rupture brutale de 1958 avec le « non » de Sekou Touré à la communauté proposée par le général de Gaulle.

Après plus d’un an d’exercice du pouvoir par les putschistes, le temps est venu de s’interroger sur l’étrange transition militaire guinéenne. Cette note présente son origine, ses orientations et ses risques. Malgré la pression de la CEDEAO depuis 2021, le calendrier de sortie de la transition reste encore flou et cela contribue à la détérioration du climat politique. Le colonellisme qui définit le pouvoir actuel va-t-il se distinguer de la précédente transition militaire (2008-2010) ou va-t-il réitérer les mêmes erreurs et n’être qu’un épisode violent de plus ?

LE POUVOIR MASQUÉ

L’identité même des membres du CNRD demeure un mystère. Parmi les revendications des organisations de la société civile s’opposant aux putschistes, figure entre autres la publication de la liste des membres du CNRD. En effet, l’identification de ces membres est un enjeu majeur de gouvernance :

  • la junte s’étant engagée à ne pas se présenter aux élections à la fin de la période de transition, il sera difficile de le vérifier sans liste nominative ;
  • comme le gouvernement est aux ordres du CNRD, il convient de connaître l’identité des dirigeants du pays afin qu’ils soient redevables de ce qui se passera pendant la transition ;
  • enfin, sans identification du CNRD, l’éventuel enrichissement de ses membres pendant la transition ne peut être contrôlé.

En septembre 2022, afin de mettre la pression sur la Guinée pour obtenir un chronogramme de sortie de transition, la CEDEAO a annoncé des sanctions graduelles (jamais appliquées) et a établi une liste de 21 membres du CNRD. Malgré ce mystère, une poignée d’individus sont omniprésents et donc identifiables, et en premier lieu le président, dont le portrait décore tous les lieux publics.

Mamadi Doumbouya était un inconnu dans son pays, mise à part une apparition spectaculaire en octobre 2018 à la tête d’un défilé des Forces Spéciales. Avant ce défilé, on ne trouve pas d’historique en Guinée, si ce n’est la mention, dans la communauté malinké, d’une jeunesse turbulente à Kankan, sa ville natale. Il a émigré en Europe où il a rejoint la Légion étrangère, qu’il a quitté cinq ans plus tard avec le grade de caporal-chef. De retour en Guinée en 2012, il a intégré l’armée guinéenne et bénéficié de plusieurs formations à l’étranger.

Le général Aboubacar Sidiki Camara dit « Idi Amin », à l’époque directeur de cabinet du ministre de la Défense, a joué à son égard un rôle de mentor puisqu’il l’aurait présenté au président Alpha Condé. Le président tchadien Idriss Déby lui ayant conseillé, suite à l’attentat de 2016 de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, de créer une unité d’élite afin de pouvoir réagir si de tels événements venaient à menacer la Guinée, le président vieillissant l’a propulsé aussitôt à la tête de la nouvelle unité, non sans l’avoir promu au grade de colonel en 2020 et l’avoir envoyé en stage à l’Ecole de guerre à Paris. Paradoxalement c’est donc un homme ayant un passé militaire récent en Guinée, un « diaspo », qui a pris le pouvoir le 5 septembre 2021 et est le visage du CNRD. Autour de lui, et bien que la composition du CNRD, premier des quatre organes de la Transition, demeure secrète, on reconnaît surtout des militaires natifs du Mandingue :

  • Le général (mis à la retraite par le CNRD comme la quarantaine de généraux que comptait le pays) Aboubacar Sidiki Camara dit « Idi Amin » possède une connaissance fine des armées bien qu’il soit gendarme à l’origine. Soupçonné de préparer un coup d’Etat en 2003 durant la présidence de Lansana Conté, il fut nommé chef d’état-major adjoint des armées sous Daddis Camara et Secrétaire général du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD, organe de décision de la junte de 2008 à 2010). Sa nouvelle ascension sous Alpha Condé, qui en fit son directeur de cabinet à la Défense après avoir identifié les auteurs du « raid de Kipé » en 201118, fut contrariée par Mohammed Diané : Idi Amin fut écarté et nommé ambassadeur à Cuba (en décembre 2018), poste qu’il occupa jusqu’au putsch du 5 septembre 2021.
  • Le colonel Amara Camara, un Konianké, est entré dans l’armée en 2003 et a été formé au Maroc, au Gabon et en France. Il a gravi les échelons de la hiérarchie militaire et a participé à la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) en 2017-2018. Son père, qui fut le dernier chef d’état-major du président Lansana Conté, fut inculpé lors du « Procès des Narcos »19 dans le cadre de la campagne de lutte contre le trafic de drogue menée par Daddis Camara. Amara Camara a lui-même fait quelques mois de prison dans ce cadre ainsi qu’après le raid de Kipé.
  • Le colonel Sadiba Koulibaly, le chef d’état-major des armées, joue un rôle prépondérant dans le CNRD bien qu’il ne figure pas sur les photos du 5 septembre et serait une recrue tardive. Camarade de faculté du président du CNT Dansa Kourouma, il est passé par l’École de guerre et de commandement de l’armée américaine après une formation au Gabon. Il est le seul à part Doumbouya à signer les décrets et il a encouragé les confiscations zélées et militarisées de biens privés et les évictions de domiciles. Il a été promu général en octobre 2022.
  • Le colonel Balla Samoura, Haut-Commandant à la gendarmerie nationale (HCGN), est le seul haut responsable du CNRD n’ayant pas suivi de formation de haut niveau à l’étranger21. Précédemment Commandant de région de Conakry, il était en conflit permanent avec son chef et précédent HCGN le général Baldé, qu’il ne se privait pas de court-circuiter en rendant compte directement au chef d’état-major des forces armées, le général Namory Traoré. Ses méthodes musclées font polémique à Conakry, au point d’avoir été brièvement suspendu en 2019 puis de nouveau en mars 2022. Il a cependant été promu général en octobre 202222.
  • Enfin, moins proche de Doumbouya, qui s’en est longtemps méfié car son ralliement a été plus que tardif, le colonel Abdoulaye Keita, patron du Bataillon Autonome des troupes aéroportées (BATA, situé au camp Alpha Yaya) sous Alpha Condé, a été nommé inspecteur général des forces armées. Retranché au camp Alpha Yaya pendant plusieurs mois, le colonel Keita n’a accepté de rejoindre le camp Samory (siège du Ministère de la Défense, à quelques centaines de
  • mètres du camp des Forces Spéciales) qu’à l’été 2022.

LA POLITIQUE DE LA JUNTE

A travers ses griots officiels et ses thuriféraires officieux (CNT, FNDT26, petits partis politiques), le CNRD impose son agenda, qui à ce jour demeure bien maigre au-delà de la vengeance contre la classe politique et la spoliation des biens. Si le président Doumbouya a fustigé, dans son discours du 5 septembre, le dysfonctionnement des institutions républicaines, l’instrumentalisation de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique, force est de constater qu’il n’a pas remédié à ces maux. Il a échoué à lancer des réformes de gouvernance structurelles et réalistes, et les maux décriés dans le discours qui se voulait fondateur du 5 septembre ont été amplifiés par sa gestion. De ce fait, l’état de grâce dont a bénéficié la junte à ses débuts est maintenant bel et bien terminé et l’état de droit s’effrite progressivement.

Solder les comptes de la précédente transition

Dirigée par le capitaine Dadis Camara, la précédente transition militaire en Guinée (2008-2010) a été marquée par un épisode sanglant : le massacre du stade du 28 septembre. Le 28 septembre 2009, les forces vives de l’opposition guinéenne ont appelé à une réunion au stade du 28 septembre à Conakry pour manifester leur opposition à la candidature de Moussa  Dadis Camara à l’élection présidentielle. La répression violente de ce rassemblement a fait des centaines de victimes (au moins 157 morts établis par l’enquête), le viol d’au moins 107 femmes par des militaires, et de très nombreux blessés. Le massacre a donné lieu à une instruction judiciaire entre février 2010 et fin 2017 et à l’ouverture d’une enquête préliminaire par la CPI en octobre 2010. L’instruction du dossier a permis d’inculper 14 personnes dont l’ancien président Moussa Dadis Camara. Cependant, en dépit de nombreuses promesses, aucun procès n’a eu lieu pendant la présidence d’Alpha Condé. Dès la prise du pouvoir, la junte a exprimé sa volonté d’organiser le procès. Les gains attendus sont triples : occuper l’opinion publique ; démontrer à la communauté internationale que le CNRD respecte l’état de droit ; se venger de ceux qui ont mené en prison ou humilié certains des membres de la junte (« Idi Amin » a été une des victimes du régime de Dadis Camara). Le procès a débuté le 28 septembre 2022 et, au moment de la rédaction de ce rapport, ce procès est toujours en cours.

Punir et neutraliser les oppositions avec et contre le droit

Le CNRD s’est immédiatement efforcé de neutraliser ses rivaux potentiels aussi bien civils que militaires. Dès le 12 octobre 2021, 42 généraux ont été mis à la retraite, de peur que leur sens de la hiérarchie ne les rende réticents à servir une junte de colonels. La junte des colonels a donc très vite fait place nette dans la hiérarchie militaire.

Les opposants civils sont neutralisés par la voie judiciaire. Créée le 2 décembre 2021 par ordonnance présidentielle afin de poursuivre les anciens dirigeants et leurs obligés, la Cour de Répression des Infractions Economiques et Financières (CRIEF) est clairement chargée de solder les comptes de l’ancien régime et a permis de décapiter les oppositions, en jetant en prison les leaders du RPG et en incitant ceux de l’UFDG et de l’UFR à l’exil. A eux seuls, ces trois partis totalisaient 95% des voix aux élections de 2015 selon les décomptes officiels. La chasse aux fonds détournés bat son plein, plusieurs organismes publics s’y attèlent sans grand souci de coordination et la CRIEF a déjà à son actif la saisie d’une vingtaine d’immeubles. Si le doute sur la corruption systématique du régime d’Alpha Condé n’est pas permis, ces poursuites ont l’avantage d’éliminer des concurrents de poids à l’échéance (floue et incertaine) de la sortie de la transition. Ainsi, à l’heure actuelle, on trouve en prison non seulement des barons du régime d’Alpha Condé mais aussi des opposants emprisonnés sous Alpha Condé (comme Oumar Sylla alias Foniké Mengue, le leader du Front National pour la Défense de la Constitution – FNDC). Ironie du sort, les opposants d’Alpha Condé (comme Cellou Dalein Diallo, le principal leader d’opposition et président de l’UFDG ; Sidya Touré, autre ancien premier ministre et président de l’UFR) ainsi qu’Alpha Condé lui-même, sont désormais exilés. Ce dernier et 187 cadres de son régime ont vu leurs comptes bancaires bloqués en novembre 2022 sur décision de la justice guinéenne. Les enquêtes sur leur patrimoine se poursuivent au moment de la rédaction de ce rapport.

L’autre groupe d’opposition ciblé par la junte est le FNDC. Ce dernier était initialement favorable à la junte des colonels car certains de ses membres emprisonnés par Alpha Condé avaient été libérés par le CNRD après le coup d‘Etat du 5 septembre. S’ils ont soutenu la junte au départ et même fait une tournée en Afrique de l’ouest pour défendre le coup d’Etat, en 2022, la situation a été complètement inversée. Les critiques et les tentatives de manifester du FNDC ont provoqué des arrestations, puis les journées de contestation fin juillet et début août 2022 ont abouti à la dissolution du mouvement le 9 août. Au moment de la rédaction de cette étude, Fonike Mengue et nombre de ses partisans étaient toujours en prison.

La justice expéditive de la junte met à mal certains principes juridiques fondamentaux tels que la prescription (poursuite de Cellou Dalein Diallo pour des faits remontant à plus de vingt ans et par ailleurs déjà jugés). En outre, le CNRD apprécie peu le droit de manifester. Il a annoncé le vendredi 13 mai 2022 l’interdiction de « toutes manifestations sur la voie publique, de nature à compromettre la quiétude sociale et l’exécution correcte des activités contenues dans le chronogramme jusqu’aux périodes de campagne électorale ». Malgré les explications alambiquées du gouvernement, le harcèlement juridique de l’ancien coordonnateur du FNDC qui aurait tenu une réunion non déclarée (délit qui ne figure ni dans le code pénal guinéen ni dans la charte de la transition) est une restriction manifeste de la liberté de réunion, même s’il a été innocenté après son inculpation début janvier 2023. De même, le multipartisme ne semble plus très populaire dans les cercles dirigeants actuels. Les porte-paroles officieux de la transition (tels que Dansa Kourouma le très controversé président du CNT ou Bogola Keamou Haba, également controversé dirigeant du FNDT) clament que la Guinée n’a besoin que de deux partis politiques. Cette proposition sur le bipartisme a été ajoutée au rapport du Conseil des Assises Nationales45 lors de sa rédaction finale, alors que ce n’était ni l’objet ni le résultat des dialogues sur la réconciliation.

Vieille habitude des pouvoirs guinéens, les premières arrestations arbitraires ont déjà fait leur retour. L’ancien ministre des Affaires étrangères Kalil Kaba, a passé quelques jours dans un cachot du HCGN en mai 2022 après avoir été invité par le colonel (maintenant général) Balla Samoura à « venir discuter »46. C’est le cas également de l’homme d’affaires Habib Hann, enlevé à l’aéroport en juillet 2022, libéré quelques jours plus tard sans savoir où il avait été détenu ni pourquoi. L’ancien opposant d’Alpha Condé, Etienne Soropogui, a été arrêté en septembre 2022 après avoir donné une interview critique de la junte à la radio. Le sort du militant Mamadou Bailo Diallo, alias « Guidho Fulbhè », disparu le19 novembre, est toujours inconnu selon ses avocats. De même le commandant Alya Camara, enlevé à l’aube devant chez lui le 8 juin dernier, est porté disparu depuis. Ces disparitions ainsi que les interdictions de voyager se multiplient.

Le 17 décembre 2022, alors qu’il devait embarquer pour la France pour suivi médical, le vice-président de l’Union des Forces Démocratiques de Guinée (UFDG), le Dr Fodé Oussou Fofana, a été refoulé à l’aéroport international et empêché de voyager sans plus d’explications. Autre signe inquiétant, le CNRD a créé une nouvelle unité d’élite des forces de l’ordre dénommée « Section de Protection et d’Intervention » le 7 décembre 2022. Placée sous le commandement de Balla Samoura, elle vient officiellement renforcer le dispositif sécuritaire de lutte contre le crime organisé et le maintien de l’ordre public.

Caporaliser l’administration

L’Etat guinéen est graduellement militarisé à coup de décrets présidentiels50. Outre le contrôle total sur le gouvernement, et le fait que toutes les nominations, y compris de civils, soient décidées par le président, les préfets ont tous été remplacés par des militaires (dont un grand nombre de gendarmes). Les conseils municipaux ont été dissous pour « mauvaise gestion » et remplacés par des Comités Locaux du Rassemblement pour le Développement. Enfin, le Bureau de suivi des priorités présidentielles, créé par décret présidentiel le 10 janvier 2022, a pris le pas sur le gouvernement, qu’il surveille et encadre. En un an de junte, la Guinée a eu deux premiers ministres et trois ministres de la justice. Ceux qui ne savent pas obéir sont immédiatement remplacés par décret. Le premier ministre Mohammed Béavogui a dû quitter le pouvoir dans des circonstances peu claires. En janvier 2022, Fatoumata Yarie Soumah, ministre de la Justice et des droits humains, avait cédé sa place à Alain Moriba Koné, qui a lui-même cédé sa place à Alphonse Charles Wright en juillet 2022. Fatoumata Yarie Soumah s’était opposée au colonel Amara Camara, secrétaire général de la présidence, qui avait empiété sur ses compétences en discutant directement de la politique pénale avec les magistrats. Alain Moriba Koné a été remercié après un communiqué de presse rendant publiques ses dissensions avec Alphonse Charles Wright, alors procureur général et donc grand inquisiteur du régime. Le gouvernement n’est que le serviteur de la présidence dont l’omnipotence ne se discute pas.

Retour à la « révolution guinéenne »

La principale référence politique de la junte des colonels est Sékou Touré55. Depuis septembre 2021, la junte a pris de nombreuses mesures qui visent à réactualiser l’héritage du père de l’indépendance et s’inspirent directement de son idéologie révolutionnaire fort datée. Parmi les décisions symboliques de la junte, celle-ci a rebaptisé l’aéroport de Conakry du nom du père de l’indépendance et a restitué à sa veuve ses propriétés (les « cases Bellevue ») saisies par le régime de Lansana Conté en 1984. Le CNRD, omniprésent et omnipotent tout en demeurant mystérieux, a remplacé le parti-Etat de Sekou Touré. La glorification de l’esprit panafricaniste doit se traduire dans l’apparence et conduit à une nouvelle politique de nationalisation des cadres (à défaut de nationaliser les entreprises). Le président du CNT a menacé de retenues sur leurs émoluments les conseillers qui ne viendraient pas habillés en pagne. La mesure a aussitôt été respectée. L’introduction d’une exigence de nationalité pour les directeurs de banques et la création d’un prytanée militaire afin de « réduire la dépendance vis-à-vis des pays étrangers » s’inscrivent dans cette double volonté d’« africanisation » et de contrôle.

Le rapprochement avec le Mali fait aussi partie de l’héritage politique de Sékou Touré. Outre la proximité des présidentscolonels Doumbouya et Goïta en termes d’âge et de formation militaire59, ce rapprochement répond au rêve d’unification du Mandingue : les deux pays formeraient « un corps, deux poumons » selon Sekou Touré60. Le président Doumbouya a effectué sa première visite à l’étranger au Mali en 2022 et le Mali et la Guinée ont signé en 2022 cinq accords de coopération à l’issue de la neuvième Grande Commission Mixte61 de coopération bilatérale, dans les domaines du commerce, de la sécurité et de la protection civile, de la santé, des mines, de la géologie, de l’énergie et de la pêche. De nouvelles infrastructures doivent faciliter le transit par la Guinée du commerce en direction du Mali.

Une liaison aérienne commerciale Bamako-Conakry qui faisait défaut jusque-là, a été inaugurée quelques jours après l’entrée en vigueur des sanctions contre le Mali. Solidaires face aux condamnations et sanctions de la CEDEAO, les colonels putschistes guinéens et maliens ont réactivé l’axe Bamako-Conakry qui est à la fois politique et économique. La consolidation de l’axe régional du colonellisme putschiste va s’étendre au Burkina Faso, comme le laisse supposer une première visite officielle de la junte à Conakry début janvier 2023 devant déboucher sur une coopération économique et sécuritaire. Alors que la Guinée est entourée de pays plus développés, elle fait le choix paradoxal de s’allier avec des juntes isolées et dont une partie du territoire est livré aux groupes armés. Outre les bénéfices attendus en faisant transiter par le port de Conakry le commerce vers ces deux destinations, il y a clairement un choix idéologique qui ressemble fort à celui opéré par Sékou Touré lorsqu’il avait préféré « la liberté dans la pauvreté plutôt que l’opulence dans l’esclavage ». La junte a aussi lancé une politique de « récupération des biens de l’Etat » qui fait écho au marxisme panafricain de Sékou Toure, époque où tous les biens appartenaient à l’Etat. Les opérations de récupération concernent tous les biens acquis depuis 1984, c’est-à-dire après la fin du régime de Sékou Touré. Dès son avènement, la junte s’est engagée à récupérer les propriétés immobilières accaparées à titre privatif. Menée tambour battant (éviction de Cellou Dalein Diallo de sa résidence puis la destruction très médiatisée de cette dernière au bulldozer, alors que l’affaire est toujours devant les tribunaux ; expulsion de Sidya Touré le leader de l’UFR dans les mêmes circonstances), cette politique porte essentiellement préjudice à la classe dirigeante guinéenne qui, depuis 1984, avait acquis un patrimoine immobilier privé important dans des conditions discutables. Certains y voient aussi une possibilité d’enrichissement pour les colonels et leurs alliés. En effet, le ministère de l’Urbanisme, de l’Habitat et de l’Aménagement du Territoire (ancienne caisse occulte du RPG) est le seul ministère placé directement sous l’autorité d’un colonel. Le frère du président Doumbouya y occupe également un poste de direction.

D’autres mesures sont inspirées du marxisme panafricain de Sekou Touré, telles que l’injonction faite aux ministres d’aller aux champs ou l’obligation pour tous les membres du gouvernement de ramasser les déchets dans Conakry. Ces mesures dénotent la faiblesse de la vision de développement du CNRD. Ainsi fleurissent les micro-projets bâclés : inauguration en grande pompe de l’hôpital Donka (rénové sous Alpha Condé mais manquant cruellement de médecins, d’appareils, de laboratoires et de médicaments), « Branding » (dépenses auprès de cabinets de communication afin de « faire vendre la Guinée »), destruction de zones fragilisées dans la mangrove pour lancer de pseudo-projets de parcs d’attraction alors que la grande majorité de la population n’a pas accès à des logements décents, aux soins, à l’éducation ou à l’eau potable.

Rééquilibrer les alliances de la Guinée et légitimer la junte

La politique étrangère est le principal domaine où s’inscrit un désir de rupture avec le régime d’Alpha Condé. Ce dernier  s’était illustré en prenant un virage turco-russo-chinois. Si les relations russo-guinéennes remontent à l’époque de Sekou Touré et pré-datent donc le régime d’Alpha Condé, ce dernier a ouvert la porte du pays aux sociétés turques et surtout chinoises. Pays minier doté d’un tiers des réserves mondiales connues de bauxite et du plus grand gisement inexploité de fer (Simandou), la Guinée a attiré l’attention de la Chine, premier producteur et consommateur d’aluminium du monde.

Les pouvoirs chinois et guinéen ont négocié en 2017 un classique contrat « infrastructures contre ressources naturelles » de 20 milliards de dollars. A ce jour, ce contrat est le plus grand de ce type signé par la Chine en Afrique. La contrepartie minière de ce gigantesque programme de construction d’infrastructures a vite été mise en oeuvre par des entreprises chinoises alors que la construction de certaines infrastructures se fait toujours attendre. Par exemple, la Société Minière de Boké (SMB, consortium créé par United Mining Supply (UMS) du Franco-Guinéen Fadi Wazni avec le singapourien Winning Shipping International et le chinois Shandong Weiqiao), entrée en exploitation en 2016, est devenue le premier exportateur de bauxite du pays dès 2017, exportant en 2018 environ 42 millions de tonnes vers la Chine. Parallèlement ses concurrents dans le pays – Compagnie des Bauxites de Guinée (CBG) et Rusal – n’en expédiaient au total qu’une vingtaine de millions de tonnes. Le safari minier chinois s’est encore accentué au mois de novembre 2020, lorsque le consortium UMS-Winning-Weiqiao a remporté l’appel d’offres sur les blocs 1 et 2 du gisement de fer guinéen du mont Simandou, le plus important du continent. Le choix chinois d’Alpha Condé risquait de remettre en cause la domination du marché du fer par l’Australie. En outre, alors que la production de bauxite montait en flèche grâce au partenariat avec la Chine, les recettes fiscales étaient en recul, pour atteindre en 2020 leur plus bas niveau. Le manque à gagner pour l’Etat était significatif dans un pays où les produits du secteur minier ont représenté plus de 93 % des exportations totales de la Guinée et 22 % de son PIB en 201972.

En mars 2022, en violation des déclarations du 5 septembre sur le respect des engagements internationaux y compris dans le secteur minier, Doumbouya et son conseiller Djiba Diakité, président du Comité de l’Accord-Cadre Sino-Guinéen et du Comité Stratégique de Simandou, ont gelé toutes les activités du chantier de Simandou afin de forcer la Chine à accepter de partager le projet avec l’australien Rio Tinto. Un accord-cadre de 15 milliards de dollars a été signé en mars 2022 entre l’Etat guinéen, Winning Consortium et Rio Tinto Simfer en vue de l’exploitation du gisement de fer de Simandou. Depuis lors, les accords de partenariat pour la réalisation de ce projet se succèdent. Pour le CNRD, la nouvelle alliance autour du projet de Simandou doit permettre d’accélérer un projet majeur enlisé et ne représente qu’un simple rééquilibrage des partenariats, après être allé « trop loin vers l’Orient ».

A la faveur de son troisième mandat critiqué par les Occidentaux, Alpha Condé s’était rapproché de la Russie et de la Turquie. L’ambassadeur russe à Conakry s’était signalé par son soutien public au troisième mandat et Alpha Condé avait effectué plusieurs visites à Moscou et Ankara. Le conglomérat turc Al Bayrak a consenti depuis 2018 avec ses filiales Alport et Albayrak Transport de nombreux investissements. Il gère une partie du port de Conakry, fournit de l’électricité grâce à un bateau-centrale électrique turc stationné depuis 2020 dans le port, et est censé gérer les déchets de Conakry (avec le groupe Piccini). Les relations se sont cependant quelque peu détériorées après le refus de la Turquie de remettre au CNRD le président déchu, qui a profité d’une autorisation de voyage médical pour s’installer en Turquie. Après quelques pressions sans effet sur l’entreprise Al Bayrak, la junte s’efforce de renouer de bonnes relations avec Ankara.

Vis-à-vis de Moscou et dans le nouveau contexte créé par la guerre russo-ukrainienne, le colonel Doumbouya a opté pour la neutralité. Par exemple, lors des votes devant l’Assemblée générale des Nations Unies devant qualifier l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la Guinée ne s’est pas présentée lors des deux premiers votes (du 2 mars qualifiant l’agression et du 24 mars sur les conséquences humanitaires de la guerre) et s’est abstenue lors du troisième vote (le 12 octobre), portant sur une demande de renonciation à l’annexion de quatre régions. Quant aux relations économiques avec la Russie, si le CNRD a demandé après le déclenchement de la guerre en Ukraine aux fournisseurs guinéens de ne plus honorer les commandes de leurs clients russes, l’objectif était plus d’éviter les impayés que de boycotter la Russie. Et si le volume de bauxite exploité par Rusal a chuté, c’est essentiellement pour deux raisons indépendantes de la Guinée: la suppression du réseau SWIFT, qui a créé des retards de paiement pour les journaliers locaux, et l’inaccessibilité des ports en Crimée. De fait, les voyages à Moscou, assurés par Mohamed Diané avant le putsch, ont repris discrètement, le président du CNT s’est rendu à une rencontre de parlementaires russes et africains à Moscou en mars 79 et les 60 places allouées annuellement par Moscou à la formation de militaires et gendarmes guinéens sont toujours pourvues. Simultanément, alors que la Guinée a incarné la lutte anti-impérialiste en Afrique pendant le règne de Sekou Touré, le colonel Doumbouya n’a pas remis en cause la coopération sécuritaire avec la Russie et la Chine mais a davantage ouvert ce champ à la France: visite du ministre de la Défense à Paris pour renforcer la coopération militaire entre les deux pays, formation, intégration de coopérants français aux structures de commandement, etc. Le portefeuille de projets de coopération impliquant l’AFD et Expertise France se développe également. Dans cette période de transition, le jeu des contrats civils et militaires sert aussi à atténuer les éventuelles pressions internationales. En effet, le G5 qui réunit l’Union européenne, les Etats-Unis, la France, la CEDEAO et l’ONU ne fait pas montre d’une unité sans faille face à la junte. Alors que les Etats-Unis ont récemment rappelé que la transition doit avoir une fin, les autorités françaises se singularisent par leur proximité avec la junte, donnant l’impression d’avoir été amadouées avec quelques contrats.

Dans le domaine diplomatique, face à la lenteur calculée de la junte, la CEDEAO a tenté d’imposer en septembre 2021 un calendrier de retour à l’ordre constitutionnel en six mois, a navigué à vue jusqu’au terme du mandat du tandem Nana Akufo-Addo et Kassi Brou (respectivement présidents de la conférence des chefs d’Etat et de la Commission de la CEDEAO en 2020-2022). L’instance régionale s’est finalement résolue, encouragée en cela par la France qui ne veut pas voir se répéter le scénario malien, à trouver un accord avec une junte peu ouverte aux compromis. Un accord intervenu en octobre 2022 permet aux deux parties de sauver la face, puisqu’il entérine le chronogramme de la junte (qui s’étend sur trois ans) tout en fixant une durée de deux ans. Simultanément, la CEDEAO maintient le dialogue avec l’opposition. Le président de la Conférence des Chefs d’Etats et du gouvernement de la CEDEAO Umaro Sissoco Embaló a reçu fin décembre à Bissau les leaders de l’opposition guinéenne y compris Cellou Dalein Diallo (le président de l’UFDG) et Sekou Koundounou (un des derniers cadres du FNDC à ne pas être en prison).

Parallèlement, le CNRD, qui dans un premier temps s’était isolé dans sa tour d’ivoire, a depuis l’été 2022 revu sa stratégie: visites de travail de ministres auprès des voisins ivoiriens et béninois, discours mesuré du Premier ministre Gomou à l’Assemblée générale des Nations Unies, visite officielle en Sierra Leone en octobre 2022, rencontre avec une délégation saoudienne à Conakry, etc. Doumbouya, de plus en plus critiqué dans son pays, a compris qu’il avait besoin d’alliés au-delà de l’axe du colonellisme Conakry-Bamako-Ouagadougou. Cet activisme diplomatique permet par la même occasion de fragiliser la position de la CEDEAO et de révéler au grand jour que les menaces de sanctions sont uniquement théoriques.

PROBLÈMES ET VULNÉRABILITÉS DE LA JUNTE

Passé l’état de grâce initial, la junte du CNRD se retrouve face à des défis de taille : la marche vers la fin de la transition, les tensions militaro-ethniques et la corruption. L’exercice du pouvoir constitue une épreuve cruciale qui décidera de l’avenir de la junte et de la Guinée.

Retour à l’ordre constitutionnel

Plus d’un an après le putsch, l’horizon du retour à l’ordre constitutionnel reste incertain et pourrait devenir orageux. En effet, alors que la Guinée a connu par le passé plusieurs dialogues politiques facilités par la communauté internationale, le CNRD refuse tant le dialogue avec la classe politique que la médiation internationale confiée à la CEDEAO, ce qui risque de conduire à une montée des tensions. La feuille de route en dix étapes devant mener à la sortie de la transition et aux élections est toujours à l’état de déclaration, et aucune mesure n’a encore été prise pour mettre en oeuvre ces étapes, dont la première nécessite deux ou trois ans d’après les experts.

Les dix étapes de la transition selon Doumbouya

  1. Recensement général de la population et de l’habitat
  2. Recensement administratif à vocation d’état-civil
  3. Etablissement du fichier électoral
  4. Elaboration de la nouvelle Constitution
  5. Organisation du scrutin référendaire sur la Constitution
  6. Elaboration des textes de lois organiques
  7. Organisation des élections locales et communales
  8. Organisation des élections législatives
  9. Mise en place des institutions républicaines issues de la constitution
  10. Organisation de l’élection présidentielle

Un recensement de la population n’est absolument pas indispensable pour organiser un référendum et des élections. L’obstination du CNRD à le faire figurer en première place ne permet pas d’envisager d’autre hypothèse que le gain de temps afin de se maintenir au pouvoir. En effet, en même temps que ce plan en dix points était rendu public, des ministres réputés très proches de Doumbouya faisaient circuler des informations suggérant une transition longue. Ainsi, le ministre de l’Administration du Territoire et de la Décentralisation, Mory Condé, estimait que le recensement général allait durer jusqu’en août 2025. De même, on ne voit pas pourquoi le CNT ne pourrait pas commencer à travailler sur un projet de constitution. L’annonce par le président du CNT le 8 juillet dernier de la création d’une commission ad hoc afin d’élaborer un projet constitutionnel a été immédiatement désavouée par un communiqué du chef d’état-major des forces armées, le colonel Koulibaly, confirmant au passage où se situe la prise de décision. Le Premier ministre lors de sa présentation de politique générale au CNT en décembre 2022 a achevé de semer la confusion en déclarant dans le même discours qu’un accord pour une transition de deux ans a été trouvé avec la CEDEAO et que le programme de référence intermédiaire du gouvernement  s’étend sur trois ans, la première année commençant en 2023. L’ambiguïté sur le calendrier de sortie de la transition a été de nouveau soulignée quand la junte s’est offusquée d’un compte-à-rebours de la fin de la transition consultable sur le site de l’ambassade des Etats-Unis à Conakry.

En revanche, un dialogue entre les formations politiques de Guinée a été organisé par le premier ministre Gomou du 25 novembre au 20 décembre 2022. La tenue de ce dialogue a été laborieuse et a manqué de consensus. Ce projet, initialement annoncé par le ministre de l’Administration du Territoire et de la Décentralisation, le 15 avril 2022 à la télévision nationale et appelé Cadre de Concertation Inclusif a été immédiatement boycotté par la majorité des partis politiques et des organisations de la société civile. Elles ont considéré que leurs conditions, notamment la présence d’un médiateur international, n’étaient pas remplies. Le projet a été relancé par le premier ministre Béavogui, mais le décret qu’il a proposé à la présidence n’a jamais été signé et c’est finalement son successeur, le premier ministre Gomou, qui a obtenu un semblant de succès. Son dialogue, annoncé par décret le 20 septembre 2022, a été préparé par des médiatrices nationales et a exclu la CEDEAO. Celle-ci avait proposé que le dialogue se tienne dans un autre Etat membre pour garantir la sécurité des participants. Son émissaire (l’ex-président du Bénin, Boni Yayi) a été invité par les autorités guinéennes à assister à la cérémonie d’ouverture du dialogue, mais pas à le modérer.

Ce dialogue a réuni pendant un mois 35 entités (partis politiques, ONG, leaders religieux, associations de femmes, etc.), à l’exception des principaux partis politiques. En effet, l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) de Cellou Dalein Diallo, le Rassemblement du peuple de Guinée (RPG Arc-en-ciel) de l’ancien président Alpha Condé et l’Union des forces républicaines (UFR) de Sidya Touré ont boycotté le dialogue. Les mouvements politiques ayant participé à ce dialogue sont d’importance secondaire dans le paysage politique guinéen. Actuellement leur positionnement fluctue entre allégeance complète à la junte et critique modérée afin de négocier leur soutien contre une nomination. D’importants mouvements de la société civile n’ont pas participé, parce qu’ils ont été dissous (FNDC) ou ont boycotté (Forum des Forces sociales FFS). En outre, plutôt qu’un dialogue entre le gouvernement et la classe politique, on a assisté à un exercice scolaire où chacun des treize groupes de travail mixtes (partis, organisations de la société civile, institutions) a planché sur la mise en oeuvre des piliers de l’agenda de la transition. Le rapporteur de chaque groupe appartenant au MATD, les limites de l’exercice sont claires. Les 35 recommandations présentées au colonel Doumbouya constituent un inventaire à la Prévert où l’on trouve pêle-mêle :

  • l’âge maximal des candidats aux élections présidentielles (75 ans),
  • les principales dispositions de la future constitution (Etat unitaire pouvant entrer en fédération avec un autre Etat),
  • la question de la langue nationale (n’en disposant pas, la Guinée a comme langue officielle celle du colonisateur – proposition de transformer le français en langue de travail).

Les tensions militaro-ethniques

Avec l’avènement du CNRD, les Malinkés trustent le pouvoir. Or, Malinkés et Peuls représentant ensemble au maximum 70% de la population, la politique guinéenne est souvent décrite comme un bras de fer entre ces deux ethnies. L’affrontement entre les deux ethnies majoritaires se traduit depuis les élections de 2010 par le duel entre le RPG Arc-en-ciel, d’Alpha Condé, réputé majoritairement malinké, et l’UFDG, de Cellou Dallein Diallo, considéré comme essentiellement peule. Cette ethnie n’a jamais accédé à la magistrature suprême depuis l’indépendance alors qu’il y a eu trois présidents malinkés (Sékou Touré, Alpha Condé, Mamadi Doumbouya), un président du groupe Soussou de Basse-Guinée (Lansana Conté) et un président dit « forestier » (Daddis Camara de l’ethnie guerzé, un des groupes originaires de la région Forestière). Non seulement le CNRD s’inscrit donc dans la continuité historique du pouvoir malinké mais il accentue la mainmise malinké en rompant certaines règles implicites de la politique multiethnique guinéenne. Comme celle selon laquelle les principales institutions (présidence, primature, assemblée nationale, etc.) sont dirigées par des politiciens d’ethnies différentes. Or Dansa Kourouma (le président du CNT) et Doumbouya (président de la transition et du CNRD) sont tous deux malinkés tandis que le premier ministre Bernard Gomou est originaire de la région Forestière.

Grâce à d’autres mesures, le CNRD s’est aliéné les Peuls (persécution des leaders peuls, destruction de la maison de Cellou), les Soussous (sous-représentation des Soussous dans le gouvernement, aucune au CNRD ; arrestation de l’ancien adjoint de Doumbouya, le commandant Alya Camara, qui aurait mené le coup ; arrestation de l’ancien premier ministre Kassory d’origine soussou) mais aussi une partie des Malinkés. En effet, d’une part, Doumbouya s’est attaqué aux caciques du parti malinké (le RPG arc-en-ciel) et, d’autre part, il ne vient pas d’une  grande famille et la tentative d’étendre les récupérations des biens dits de l’Etat à Kankan a mis à mal les relations avec certains notables. En définitive, les communautés de la Guinée forestière semblaient jusqu’à l’ouverture du procès du stade en septembre 2022, être les seules à soutenir largement la junte. Relativement nombreux dans les forces armées depuis le règne bref et rocambolesque de leur seul président (Dadis Camara pendant onze mois en 2009), les militaires issus de la région forestière se sentent protégés par la junte. Outre la perception d’avoir été mis à l’écart après l’intermède Dadis Camara, les Forestiers sont discriminés car non-islamisés et accusés d’être arriérés, de manger « du singe » et autres denrées non halal. Ils voient dans un régime militaire un moindre mal par rapport à une éventuelle prise du pouvoir par les Peuls, leur crainte suprême. Le remplacement du premier ministre Mohammed Béavogui par Bernard Gomou vise à conforter le soutien des communautés de Guinée forestière. Or, l’emprisonnement de l’ancien Président Daddis Camara dans le cadre du procès du stade du 28 septembre et les répercussions sur les Forestiers (qui représentent la quasi-totalité des militaires inculpés à ce jour) risquent de fragiliser le soutien de cette communauté.

Même si la junte qui dirige aujourd’hui la Guinée a rapidement pris des mesures pour obtenir les bonnes grâces de toute l’armée, le CNRD est dominé par certains corps (en particulier les Forces Spéciales et la gendarmerie). Les rivalités corporatives peuvent s’ajouter aux tensions interethniques et aux ambitions personnelles pour aboutir à un putsch dans le putsch, comme au Burkina Faso et au Mali. Cette inquiétude transparaît à travers la sécurisation permanente du colonel Doumbouya qui quitte rarement Kaloum et ne se déplace qu’escorté par une impressionnante garde de membres des forces spéciales, y compris à l’intérieur de son palais présidentiel.

Les premières tentations

En dépit des promesses de « refondation » et du discours anti-corruption, la gouvernance du régime guinéen n’a guère changé et d’après des hommes d’affaires, « les nouveaux demandent des sommes plus conséquentes ». De l’aveu même de l’agent judiciaire de l’Etat, environ 458 milliards GNF (soit environ 50 millions d’Euros) auraient déjà été détournés par de nouveaux fonctionnaires après la fin du gel des comptes de l’Etat (tous les comptes associés à l’Etat avaient été gelés par la junte à son arrivée au pouvoir). A ce jour, seules les accusations de corruption contre de potentiels opposants sont prises au sérieux : celles concernant le fidèle Premier ministre Gomou (qui aurait notamment privilégié la passation de contrats avec ses proches) n’ont donné lieu à aucune enquête.

De même, alors que le président putschiste a fustigé la corruption et la gabegie du régime précédent, et notamment l’opacité de ses liens avec les entreprises minières, l’acquisition dans des conditions suspectes d’un avion dit « présidentiel» à Conakry fin décembre 2022 démontre la continuité de ces pratiques. L’origine de l’avion a immédiatement suscité des interrogations. Le ministre du Budget a fourni des explications confuses à ce sujet à l’occasion de son audition sur la loi de finance au CNT : « ce n’est ni un achat, ni un prêt, ni un don » a-t-il affirmé, avant de reconnaître sans le nommer la présence d’un « partenaire stratégique » souhaitant investir dans le domaine minier et ayant mis à disposition de l’Etat guinéen gratuitement « jusqu’à trois avions ». En outre, le ministre des Mines vient d’être impliqué dans une affaire de favoritisme.

Par Thierry Vircoulon et Sani Piers

SOURCE : EGMONT

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